En mission
Mes sœurs, il y a quelques mois, Sœur Maria Escayola vous donnait une information au sujet d’une nomination que j’ai reçue. Il s’agit d’être déléguée de la Congrégation pour la protection des mineurs et des personnes vulnérables. Je lui réitère ma gratitude pour la confiance et la collaboration. À cet effet, je devais suivre une formation afin de répondre à la mission qui m’a été confiée. J’ai eu très récemment l’opportunité de participer à une session à Rome et je viens par ces lignes vous donner quelques échos sur cette rencontre et aussi mes premiers pas dans cet engagement.
En rappel, pour l’UISG (union internationale des supérieures majeures) et l’USG (union des supérieurs majeurs), les Délégués congrégationnels pour la protection sont les personnes qui ont la responsabilité des questions de la protection au niveau de la Congrégation, et qui assurent la communication avec le responsable de la Congrégation et son équipe. Ils peuvent également avoir la responsabilité d’assurer la liaison avec les délégués pour la protection au niveau de la province et avec les dicastères du Vatican qui traitent les allégations d’abus.
Le sujet ou le thème de la protection des mineurs et personnes vulnérables certes est un sujet délicat et fait même objet de polémique de nos jours dans nos différents milieux de vie. Néanmoins il sied que nous nous y attardions vu sa gravité et son importance à la fois. J’ai suivi trois séances de formation au cours de l’année en réunions webinaire avec beaucoup de participants également délégué(e)s ou supérieurs(es) majeurs (es). Durant ces formations, les thèmes portaient respectivement sur la signification d’être délégué pour la protection, le lien entre l’autorité, le pouvoir et le sacré en brossant au passage la définition d’une politique dans nos congrégations pour le même sujet et enfin la protection des mineurs dans l’enseignement religieux.
Cette formation est à l’initiative des supérieurs majeurs des instituts masculins et féminins, (UISG ET USG) collaborant avec des membres de la commission pontificale. Depuis plusieurs années nous avons appris les uns par les médias et journaux, les autres par des témoignages l’effroi et la déception qu’a causé la découverte des abus de différents ordres dans l’Église catholique. L’Église que nous sommes ; dans son introspection ; a décidé de mettre tout en œuvre afin de reconnaître déjà ces faits qu’on qualifie de délits. Ce regard introspectif mêlé d’infamie, de remords pour beaucoup d’entre nous nous oblige à agir enfin. Cette détermination fait partie intégrante de toutes les innovations qui ont pour but de faire la vérité sur ce sujet jadis tabou. Ici en Europe où je vis, l’affaire n’est plus « au placard ». Il en est de même pour d’autres pays que je ne connais pas mais qui ont sûrement le même rythme de travail sur les dossiers des abus.
Ainsi, si l’UISG et l’USG nous a aidés à réfléchir sur la manière de protéger les personnes vulnérables et les enfants dans l’Église et ailleurs, nous ne pouvons pas ignorer les grands travaux amorcés et même abattus par des associations, des personnes de bonne volonté, certainement sensibles au vécu tragique de bon nombre des enfants et de nos sœurs et frères en humanité. Les premières étapes de ma formation en ligne avaient pour objectif de nous introduire à la grande réflexion sur ce sujet. Sans revenir sur l’intégralité de ces séances en webinaire, j’aimerais vous partager quelques définitions et éclaircissements concernant le terme abus utilisé dans ce cadre.
Tout d’abord, notons qu’il y a différents types d’abus : l’abus de pouvoir, de conscience, l’abus spirituel, économique, sexuel, psychologique… L’abus de pouvoir est un mauvais usage, excessif ou injuste ou pernicieux du pouvoir. C’est lorsque nous utilisons notre autorité pour manipuler les autres en vue de satisfaire nos besoins et atteindre nos objectifs égocentriques. L’abus spirituel est un comportement ou une manipulation qui nuit à la vie spirituelle de l’autre. L’abus de conscience : la conscience est la partie la plus sacrée de notre personne et ne doit pas être le lieu d’intervention d’une personne en raison de son autorité. Cela ne respecte pas la dignité de l’être humain. L’abus sexuel : C’est tout comportement incitant une personne non consentante ou privée de sa libre auto-détermination, à accomplir ou à subir des actes sexuels.
À l’issue des trois webinaires qui ont développé de différentes thématiques, une formation en présentiel nous a été proposée et a eu lieu tout récemment à Rome du 06 au 10 novembre 2023. Elle s’est tenue en présence de 132 participants de différentes nationalités et congrégations. Quatre vingt-dix congrégations se sont unies et réunies pour sauver des vies sinon essayer de comprendre et de compatir à la souffrance des personnes victimes mineures et majeures à travers la réflexion, l’écoute, et le partage.
Les langues d’usage étant diversifiées, nous avions par le biais de la présentation pu repérer des connaissances et fait connaissance avec des inconnus. Pour les conférences, nous échangions en quatre langues. Les conférences étaient principalement faites en anglais. L’espagnol, le français et l’italien étaient aux bons soins d’interprètes.
Le premier jour était consacré à l’écoute de nos craintes, espoirs, émotions. Nous étions aussi invités à nous rendre compte et à informer les autres de l’endroit où nous sommes par rapport à ce sujet. Il s’agit bien du lieu et non d’un niveau. Cela permettait de supprimer tout jugement de soi ou de l’autre concernant notre propre approche de ce thème. Par une métaphore de piscine évoquant le sujet des abus, métaphore transposée sur du physique qu’était la grande salle de réunion, nous avons effectué de petits déplacements pour nous tenir et signifier l’endroit où nous étions.
Coin vestiaire, entrée de la piscine, eau profonde… Les expressions de certains participants ont mis en lumière leur démarches et leur engagement dans la lutte contre les abus. Cette activité a favorisé une certaine détente et la prise de parole pour l’expression plus osée de nos craintes, peurs, et espoirs.
Témoignage du frère Tim
Nous avons eu l’occasion juste après d’écouter un membre de la commission pontificale pour la protection des mineurs et des personnes vulnérables.
Le Père Tim BRENNAN, initialement délégué de sa congrégation (Missionnaire du Sacré Cœur) mais désormais nommé membre pontifical pour la protection des mineurs (au niveau de la curie) nous a partagé son expérience de délégué. Il nous confie que depuis 2011, la protection des mineurs est devenue un sujet de discussion au sein de leur équipe. Leur priorité est de collaborer avec le conseil général pour la cause des mineurs et des personnes vulnérables.
Les membres de la curie ont élaboré une politique de la protection des mineurs et aussi des processus pour affronter la peur, la honte. L’accent est mis sur ce qu’ils font et non ce que les autres réalisent. Lors de leurs réunions, Ils font quelques exercices dans le cadre de la réflexion sur la protection et le fait de prendre soin : Un de ces exercices consistait à emmener et considérer la photo d’un enfant qu’ils aiment bien, ou aussi leur propre photo. Cet acte permet de mettre des visages sur tous les mots qu’ils prononçaient au sujet des victimes. Cela permet de ne plus parler de la généralité mais d’un visage. Ce qui renforce également la personnalisation. Un autre exercice consistait à écrire des sentiments (tels que la peur, l’angoisse), les convictions, les croyances associées à la protection des mineurs et des personnes vulnérables afin de mûrir la réflexion sur ce qui habite ou ce que vivent les victimes.
La réussite de ces partages nécessitait un climat de confiance et sans jugement. Il y a aussi un troisième moyen d’échange qui les invitait à écouter les récits des victimes ou des survivants : des plaintes anonymes, des révélations inattendues d’abus sexuels, des abus sexuels non liés à l’Église. Il s’agit aussi de cas en famille ou d’autres encore qui se sont produits dans des milieux professionnels.
« L’objectif de ces temps de partage était de se rendre compte de la complexité de ces questions qui méritent qu’on les aborde avec sensibilité », nous confie P Tim.
Par conséquent, la nécessité d’élaborer une politique au niveau des congrégations et des provinces est bien nécessaire. Cela permet d’avoir un guide et une organisation mise en place qui servira de référence pour la gestion de ce sujet. Pour la mise en œuvre de ces projets, chacun doit réfléchir sur le contexte culturel, la culture du silence dans une région donnée, comment la prise de parole est considérée ou pas, la question de la transparence, l’obligation de rendre compte, quelles responsabilités a une personne qui soupçonne des abus ou une violation, quels sont les droits des personnes victimes ? Voici autant de questions qui méritent réflexion et discernement. Il a également abordé le sujet de la responsabilité des Provinces :
La Province doit connaître la législation des différents lieux d’implantation. Les responsables doivent créer des réseaux qui permettront de protéger les mineurs afin que l’Église soit vraiment protectrice des mineurs et des personnes vulnérables. C’est même un devoir pour nous car comme le pape François le dit, manquer à cela est un péché et peut engendrer le renvoi de certains responsables concernés. [1]
Il y a là un défi à relever : la vigilance des supérieures générales. Il est souhaitable d’avoir un code de conduite pour les Provinces et la congrégation, réfléchir sur la question du « comment la protection des sœurs est prise en compte » ? Mettre en place une procédure pour des gestions des allégations, prévoir des dispositions pour accompagner et savoir comment identifier des victimes. Quelles méthodes, quelles preuves, quelle gestion ? Après ce premier partage du Père Tim, il nous a été accordé un petit temps de silence afin que nous réfléchissions sur le service qui nous a été demandé et nous interroger nous-mêmes sur notre disponibilité à rendre ce service de délégué.
D’autres activités en cette semaine de rencontre
Les jours suivants, selon le planning, des échanges ont eu lieu en petits et grands groupes. Nous avions également l’opportunité de nous retrouver par groupes séparés de religieux et religieuses. Ces discussions ont forgé notre volonté à traiter ce sujet avec vérité. Nous n’avons pas manqué de toucher des points sensibles tels que la culture du silence entretenue encore et toujours dans certains continents. L’abus dans les instituts féminins n’est peut-être pas facilement remarquable mais il est bien présent.
Tout abus de pouvoir est susceptible de se décliner en abus sexuel. Le déni voire l’indifférence existe toujours dans certains pays du monde au niveau collectif et individuel partout où nous vivons. Plusieurs facteurs expliquent cela. Il m’est impossible de les détailler dans ces lignes mais l’appel est lancé avec tout le grand respect de nos sensibilités, nos rythmes d’accueil du thème et aussi de notre témoignage d’attention aux petits, aux faibles, aux malheureux. Nous avons le devoir charitable de nous pencher vers les personnes victimes qui s’auto-appellent « survivants ». Oui survivants parce qu’ils ont frôlé la mort. Non seulement physique mais aussi humaine, spirituelle.
Écoute de deux victimes
Nous avons écouté deux victimes qui ont accepté de nous raconter leur histoire bouleversante. C’était le point crucial de la session. Les victimes ont beaucoup à nous apprendre de ce qu’est la douleur, le manque de liberté, la peur, la mort tout simplement. Et dire que leurs bourreaux se sont permis d’être dans des distorsions cognitives pour pouvoir réaliser de telles horreurs : « Au nom de Jésus Christ, je t’ordonne… » Les personnes qui abusent sont très souvent convaincues qu’elles agissent au nom de Dieu, et que Dieu aime ce qu’elles font. Le prétexte donné est parfois le fait de sentir appelé par Dieu pour le sacerdoce ou la vie religieuse.
L’écoute attentive des victimes a donné une autre résonance, certainement plus forte du sujet des abus. À nos tables rondes prévues pour plus d’échanges, nous partagions des réflexions pertinentes. Le respect des avis, la pudeur et l’ouverture étaient au rendez-vous. Dans mes groupes, nous prenions du temps avant chaque expression orale. J’ai senti que nous vivions ce que nous entendions. L’éloquence de la parole cédait la place au silence de la déception pour ne revenir qu’après un petit courage qui naît de la voie de la vérité.
Ces victimes étaient des adultes mais nous n’avons ménagé aucun effort pour nous intéresser aux enfants. Il y a plusieurs manières de détruire un enfant ou de porter atteinte à sa dignité : l’abus de pouvoir, d’autorité, de conscience, l’abus sexuel dans nos divers milieux de mission contre la vie de l’enfant est déplorable. La possession et l’exposition d’images pornographiques d’enfants est un délit et donc doit être punie. Nous ne pouvons rester sans rien faire face à ce que subissent les plus petits. Il est impératif d’agir dans tous les cas.
Plusieurs situations fictives ou réelles nous ont été présentées par groupe. Nous les étudiions et en grand groupe nous mutualisions les idées afin de savoir la conduite à tenir pour tel ou tel cas.
Les victimes disent, je cite : « où étiez-vous ? » Je le sous-entends « où étiez-vous quand je criais au secours, quand l’abuseur rodait autour de moi ? Quand je ne supportais plus ses menaces. Quand je ne faisais plus confiance à personne ? Où étiez-vous ? » Nous risquons l’indifférence en entendant ces cris, adoptant peut être des attitudes de culpabilisation de la victime. Mais ces cris peuvent encore retentir en nous. Ils nous redisent que c’est encore possible de veiller, de sauver, d’accueillir, de comprendre, d’écouter, de faire vivre. S’il y a un conseil que j’ai retenu du témoignage des victimes que nous avons accueillies, c’est bien d’éviter les abus secondaires. Refuser d’écouter, ou de croire à la douleur d’une victime, refuser d’accueillir une victime qui vient vers nous en vue de partager son vécu c’est encore un abus et les abus secondaires sont pires que les initiaux.
Les différents conférenciers n’ont pas manqué de souligner l’importance d’accompagner aussi les abuseurs. Ils demeurent nos sœurs et nos frères et ont encore certains droits en lien avec l’humanité. Nous devons respecter ces droits. Cela peut même aller jusqu’à la réinsertion sociale et communautaire. En revanche, rien n’exclut l’application des normes qui conviennent selon la situation qui arrive. En cas d’allégation ou d’accusation, nous devrons toujours faire face à la réalité, collaborer avec les autorités aux différents niveaux, agir toujours avec d’autres personnes. Les procédures internes ou externes ont toujours pour but d’élucider les faits, d’agir en conformité avec les lois canoniques et civiles et cela demande l’adhésion à la vérité.
Élaboration d’une politique, d’un protocole, d’un code de conduite
Cette formation nous a fourni quelques outils de travail. En effet, durant les premières sessions en distanciel, il a été question aussi de l’élaboration d’une politique de protection par chaque congrégation qui sera mise à disposition de toutes les sœurs de la congrégation. Des protocoles sont aussi nécessaires pour une politique plus adaptée à la législation, la culture et les habitudes des provinces et pays. Notre présence dans les instituts éducatifs nous rappelle également l’utilité d’un code de conduite qui sera fait et signé par et avec nos collaborateurs de travail.
Les derniers jours, nous avons bénéficié des enseignements à propos de l’élaboration des politiques de protection, des protocoles et aussi des codes de conduite pour nos divers établissements. Ceci étant tout ce travail est accompagné d’une documentation que j’aurai le plaisir de vous présenter lors de nos prochains échanges avec la congrégation à ce sujet.
Sortir du silence, écouter et accompagner victimes et abuseurs sont de notre devoir de charité. Ce qui nécessite un travail collectif et interdisciplinaire avec des personnes externes. C’est pour cette raison qu’il nous est recommandé la constitution d’une commission hétérogène pour réaliser ce travail.
Personnellement, la rencontre des personnes de diverses cultures avec des expériences variées était très enrichissante pour moi. Cela témoigne de la prise de conscience déjà faite et à encourager. À la fois j’ose croire que les victimes et nous tous attendons encore plus que cela : que les langues se délient sans peur, sans honte et que tous nos gestes et paroles encouragent au déliement des langues pour dire stop aux abus sous toutes ses formes. Je suis reconnaissante envers mes sœurs qui m’ont offert l’opportunité de faire cette expérience. Expérience qui me fait découvrir et grandir. La grâce de Dieu et vos soutiens multiformes feront croître ma volonté à rendre ce service selon le cœur de Dieu. Pour cela je me confie toujours à vos prières.
Sœur Virginie Dolebzanga