Depuis BRUXELLES
Dans cet article, je me propose d’aborder ce que j’ai vécu en Irak depuis plusieurs décennies. Et je me suis demandé par où commencer, car il y a tant à découvrir, à partager, parmi toutes les richesses historiques, ethniques, sociales, géographiques, religieuses de ce pays… Ceci dit, j’ai fait le choix de ne pas évoquer l’aspect politique, qui mériterait de nombreuses pages d’explications.
Alors, partons ensemble en balade à travers ce fabuleux pays, celui des « mille et une nuits ». L’Irak fut peuplé par des hommes et des femmes dont les plus anciennes traces remontent à une centaine de siècles. Qui d’entre nous n’a pas retenu de ses leçons d’histoire et de géographie, le nom de grandes cités, comme Babylone, Sumer, Ninive, Assur, Nimrud et de bien d’autres encore.

Nemrud – Roi avec tiare

Nemroud, l’entrée du palais, taureaux ailés, l’un à 5 pattes, gardien du palais

Nous en retrouvons encore les traces aujourd’hui. En fait, il s’agit de la Mésopotamie, ce pays entre les deux fleuves, le Tigre et l’Euphrate. Ces fleuves ont permis aux habitants la culture du blé et de l’orge, ainsi que l’élevage de nombreux troupeaux grâce à de riches pâturages. L’Irak est cette terre biblique, où vécurent de nombreux prophètes : Abraham, Jonas, Nahum, Ézéchiel…. C’est celle où furent construites des ziggourats, ainsi que de nombreux temples et palais. Ne fut-elle pas la terre où la Bible situe le jardin d’Eden, arrosé par le Tigre et l’Euphrate ? (Gen 2, 14). L’histoire nous raconte la vie de ces populations, surtout depuis le 3ème millénaire (27 siècles avant J.C.) lorsque les Sumériens fondèrent la ville d’Ur et inventèrent l’écriture (cunéiforme).

La ziggourat de Ur, avant restauration par Saddam

Mais venons-en à l’Irak moderne, celui que j’ai découvert en 1970 en me rendant dans ce pays, au sein de la Congrégation des Dominicaines irakiennes de Sainte Catherine de Sienne de Mossoul. J’avais fait le choix délibéré de m’insérer dans une congrégation locale plutôt qu’au sein d’une congrégation d’origine européenne. Je fis profession au cours d’une Eucharistie en rite syriaque en 1972. Je pris le nom de Marianne-Ibrahim. Comment en effet ne pas rejoindre ce fameux patriarche qui avait dû tout abandonner sur l’ordre du Seigneur sans savoir où il allait. Je me sentais proche de ce personnage. Je pris comme devise « à l’écoute des hommes et en quête de Dieu ».

Profession religieuse en mai 1972, jour de la Pentecôte

Je pensais finir mes jours en Irak. Mais mon projet dans ce pays n’a pu se réaliser pleinement, pour des raisons socio-politiques indépendantes de ma volonté. J’ai dû quitter cette terre si chère à mon cœur. Je vous propose maintenant d’aller à la rencontre de la population, celle que je côtoyai pendant une douzaine d’années à Mossoul, une ville du Nord. Cette population se compose sur un plan ethnique majoritairement d’Arabes, mais aussi de Kurdes, de Turkmènes, d’Araméens, d’Arméniens. Sur un plan religieux, la population se compose de musulmans sunnites -les chiites vivant plus vers le sud du pays-, de chrétiens, de yézidis, de mazdéens ou sabéens, de shabaks… Toutes ces religions constituent une mosaïque dont les éléments s’imbriquent parfois les uns dans les autres.

Enfants kurdes

Enfants Yézidis

L’Irak a été conquis par les musulmans en 641. Une querelle de succession, à la mort du Prophète, provoquera des scissions. C’est ainsi que l’on trouve des musulmans chiites et sunnites (il existe aussi des Kharidjites devenus très minoritaires, n’habitant pas l’Irak). Nous pouvons visiter des lieux saints musulmans comme la mosquée à Nadjaf où est enterré Ali, le gendre du prophète, ainsi que Kerbala qui sont des lieux saints chiites. À Bagdad, on peut encore visiter l’université Al-Mustansiriyyat, l’une des plus anciennes du monde, fondée en 1233. S’y réunissaient savants, médecins, mathématiciens, juristes, traducteurs et hommes de lettres venus du monde entier. Des traducteurs surtout juifs et chrétiens y traduisirent l’héritage grec s’inspirant des textes originaux venant des Byzantins.

Al-Mustansariyyat

Chef chiite de Samarra

Si Bagdad fut la capitale des Omeyyades, Samarra fut la capitale des abbasides au 9ème siècle. Les ruines de cette ville s’étendent actuellement sur 20 km². On y reconnaît les vestiges de palais, de casernes, de terrains de polo. Il subsiste le mur de la grande mosquée et son célèbre minaret al-Malwiya qui évoque l’élan vers le ciel des ziggourats mésopotamiennes.

Al Malwiya de Samarra

Une partie de la population arabe se distingue par son mode de vie. Cette population habite les marais qui s’étendent sur plus de 10.000 km², là où le Tigre et l’Euphrate se rejoignent. Leurs maisons sont construites avec des roseaux, les mêmes que celles que l’on peut admirer sur les bas-reliefs assyriens. Cette région est habitée depuis le 5ème millénaire avant J.C .

Les marais et les habitations en roseau

L’Irak est aussi une terre où a fleuri la mystique musulmane. Parmi ces mystiques, une femme, Râbi’a al-Qaysiyya qui passa sa vie à Basra. Peut-être vous souviendrez-vous aussi de noms comme Al Hallaj.
Les Kurdes vivent dans la région montagneuse du pays, dans le nord-est, là où se trouvent des puits de pétrole. Leur domaine s’étend au-delà des frontières de l’Irak, écartelé entre 4 pays, Turquie, Iran, Syrie, Irak, après le partage par les Anglais et les Français lors du traité de Sèvres au lendemain de la 2ème guerre mondiale. Ils parlent le kurde, langue indo-européenne. À quelques exceptions près, ils sont sunnites. Les Yezidis sont kurdes, on les appelle faussement, aussi « adorateurs du diable ». Leur centre religieux est le Cheikhan où se trouve le sanctuaire du Cheikh Adi bâti dans la gorge de Lalesh.
C’est là qu’ils se rendent en pèlerinage.

Le sanctuaire du Cheik Adi, dans la vallée de Lalesh

Chefs religieux yazidis et sœur yazidi à Lalesh

Les chrétiens, très minoritaires, habitent Bagdad, Mossoul et villages avoisinants ainsi que dans le Kurdistan.
« …au jour de la Pentecôte, des habitants de Mésopotamie étaient venus pour la fête, à Jérusalem. … (Ac 2, 10) » Seraient-ils les plus anciens chrétiens du monde ? Les Églises d’Irak, se réclament de l’évangélisation de la Mésopotamie par l’Apôtre Saint Thomas et par Addai et Mari (parmi les 72 disciples). Mais l’histoire ne peut établir exactement cette origine. Ils appartiennent à des rites liturgiques divers. Les plus nombreux sont les chaldéens, ce sont les anciens nestoriens qui entrèrent en communion avec Rome, en 1445, au concile de Florence. C’est alors qu’ils adoptèrent le nom de « Chaldéens ». Ensuite, nous avons les syriaques catholiques. Cette Église dite auparavant « jacobite », exprima son désir d’union avec Rome au 17ème siècle.
J’ai donc vécu à Mossoul, d’abord dans la maison mère, me rendant disponible à l’Esprit qui permet d’être poussé, par son souffle puissant, sur les chemins des hommes et des femmes du lieu. La liturgie se célébrait de façon alternative, une semaine en rite syriaque, l’autre semaine en rite chaldéen -les sœurs étant originaires de différents villages, ceux-ci étant soit d’un rite soit de l’autre.

Maison typique du village de Bakofa, de rite chaldéen

Enfant dans son berceau à Qaracoche, village de rite syriaque

Femme du village de Qaracoche

Mossoul est l’ancienne Ninive. Cette ville est d’ailleurs appelée ainsi en arabe. Elle fut détruite en 612 avant J.C. Elle est définitivement rattachée à Jonas. Ninive renaquit de ses cendres, de l’autre côté du fleuve, et s’appela désormais Mossoul. Chaque année, dans toutes les églises de Mossoul et d’Irak, on commémore par un jeûne de trois jours la conversion des Ninivites ; c’est la grande prière du Ba’outha.

Les remparts de Ninive – photo prise dans les années cinquante

Peu après avec quelques sœurs, nous avons ouvert une maison de prière, pour accueillir des jeunes venant approfondir leur foi et prendre un temps de réflexion, dans le retrait et le silence. De la terrasse du couvent, au cœur de Mossoul, on peut apercevoir plusieurs églises très anciennes de rites différents. Et dans la région de nombreux monastères comme celui de Rabban Hormizd à Alcoche, de rite chaldéen, fondé vers la fin du 6ème siècle, Mar Mattay, de rite syriaque orthodoxe, fondé en 363, et d’autres encore. Ils sont des points de rassemblements des chrétiens qui aiment s’y rendre et y séjourner et parfois s’y réfugier dans certaines circonstances.

La maison de prière à Mossoul

Le monastère de Rabban Hormizd à Alqosh – 4 ème siècle

Les dominicains sont arrivés à Mossoul il y a plus de 270 années vers les années 1730. Les sœurs dominicaines de la Présentation de Tours arrivèrent en 1873 et y ouvrirent les premières écoles de filles du pays ainsi qu’un dispensaire. Sous leur impulsion, une nouvelle congrégation de dominicaines se fonda : ce sont les Sœurs dominicaines de Sainte Catherine de Sienne. C’est donc là que j’arrivai en 1970. La première année fut difficile, je ne connaissais pas l’arabe et encore moins l’araméen (sous ses différentes formes). Les sœurs parlaient les deux et ce fut difficile d’avoir des points de repère. Ce fut pourtant un temps favorable d’écoute, de silence. Patiemment, l’une des sœurs m’apprit à lire et à écrire. Le Père Khalil Kochassarly, un frère dominicain m’apprit l’arabe dialectal élémentaire. Cependant, je ne pouvais pas me contenter de cela. Après deux années je fus envoyée à Rome, au Pisai, l’Institut Pontifical pour les études d’arabes et d’islamologie. Ce temps me fut très utile pour, d’une part, revenir en Irak et pouvoir parler avec les gens et d’autre part, au retour en Belgique, d’œuvrer dans le Centre El Kalima, Centre chrétien pour les relations avec l’Islam où mes connaissances en islamologie ont été bien utiles.
Nous savons ce qu’a subi ce pays, tout au long de son histoire tourmentée, mais plus particulièrement récemment par les guerres, le désastre causé par Daech….

Ce qui reste de la Maison-Mère des Sœurs Dominicaines de Sante Catherine de Sienne après le passage de Daech.

J’ai pu retourner en octobre 2016 pour rejoindre les chrétiens et musulmans ayant fui Mossoul et ses alentours. Une dernière visite en 2019m’a permis de voir une partie des habitants revenir petit à petit dans leurs villages – beaucoup se sont réfugiés aux quatre coins du monde-, ainsi que de retourner à Mossoul et de constater ce qui fut détruit par Daech ou bombardé par l’armée lors de leur libération.
« Ainsi parle le Seigneur : oui, voici : je vais créer un ciel nouveau et une terre nouvelle, on ne se souviendra plus du passé, il ne reviendra plus à l’esprit. Soyez plutôt dans la joie, exultez sans fin pour ce que je crée » Isaïe 65, 17-18

Évangéliaire de la bibliothèque des dominicains de Mossoul – manuscrit, parmi les autres, sauvé du désastre de Daech par le frère Najib Michaël

Sœur Marianne Goffoël