Assemblée européenne des communautés chrétiennes de base
Pesaro (Italie), 20-22 septembre 2024
Salutations et présentations
Amis, amis : je vous salue cordialement, merci de nous avoir invités, Itziar et moi, merci d’être là ! La vie, son souffle profond, nous réunit dans cette belle ville de Pesaro. Ici, sur les rives de l’Adriatique, qui fait partie de la Méditerranée, nous nous sentons unis à toutes les mers et à toutes les terres. Nous sommes des sœurs et des frères de la communauté de tous les êtres humains et de la communauté de Jésus, le prophète de Nazareth qui a annoncé le Jubilé de la liberté et de la fraternité-sororité universelle. Son annonce, son appel, sa présence nous rassemblent.
Je ne sais pas si j’exagère en disant que beaucoup d’entre nous, réunis ici, se sentent à un carrefour délicat de leur vie : la volonté ne s’éteint pas, mais l’énergie diminue ; la flamme qui nous a animés pendant des décennies brûle encore, mais la fatigue se fait sentir et les questions se multiplient : avons-nous encore assez de souffle ?
C’est à ce carrefour que je veux placer les réflexions suivantes sur la spiritualité intégrale. Je veux vous dire, simplement et cordialement, et me redire : Oui, sœurs, frères, nous pouvons respirer en paix, sans nous accrocher à un acquis ou à un engagement. Aujourd’hui encore, ces communautés peuvent respirer et respirer à nouveau, libérées des fruits obtenus ou des échecs récoltés dans le cadre de notre mission, au cours de nos longues années de généreux dévouement. Je ne peux que vous remerciez et vous féliciter pour ce que vous avez été et fait, pour ce que vous continuez à être et à faire.
Je diviserai mes réflexions en six points. Je commencerai par souligner la profonde crise civilisationnelle que nous vivons et l’urgence spirituelle qui en découle. Après avoir précisé dans un deuxième point ce que j’entends par « spiritualité intégrale », le thème qui m’a été proposé, je consacrerai les quatre points suivants à quatre idées que je considère comme clés pour comprendre et vivre cette spiritualité intégrale : que la spiritualité est à la fois fruit et agent de la transformation intégrale ; que la transformation politique est une condition préalable à la transformation spirituelle ; troisièmement, que l’espérance constitutive de la spiritualité ne consiste pas à attendre la réalisation d’une utopie, mais à vivre animé par l’esprit de vie ; et que l’expérience mystique perçoit l’accomplissement utopique comme une réalité présente.
1) Crise civilisationnelle et urgence spirituelle
Je ne pense pas qu’il soit exagéré de dire que notre espèce humaine Sapiens n’a jamais vécu une période de changement et de crise comme celle qui nous a frappés, nous, la génération née dans les années 40 et 50 du XXe siècle, c’est-à-dire la grande majorité d’entre nous. Jamais les changements et les dangers n’ont été aussi profonds, aussi rapides et aussi globaux ; il s’agit de changements qui affectent pratiquement tous les individus de l’espèce : huit milliards.
Jamais les paradoxes n’ont été aussi nombreux et aussi radicaux. Jamais les êtres humains n’ont été à la fois si maîtres et seigneurs de la terre et si esclaves les uns des autres et de nous-mêmes. Jamais nous n’avons été à la fois si puissants et si peu sûrs de nous et si vulnérables. Jamais nous n’avons été à la fois si sages et si fous, si créatifs et si prédateurs, si innovateurs et si exterminateurs. Jamais nous n’avons eu autant de remèdes contre la maladie et la faim, mais jamais nous n’avons laissé mourir tant de millions de personnes de la pauvreté, de la solitude et de la détresse. Jamais nous n’avons possédé autant de connaissances scientifiques et de technologies, mais jamais nous n’avons été les acteurs et les victimes de tant de contrôle et d’oppression universels, jamais nous n’avons fabriqué autant d’instruments de destruction de la vie, jamais nous n’avons risqué de perdre la maîtrise de nos propres machines intelligentes. Jamais nous n’avons eu accès à autant d’informations instantanées et globales, mais jamais autant de canulars égoïstes et pernicieux n’ont été diffusés. Jamais nous n’avons
eu à portée de main autant de moyens d’améliorer notre espèce humaine jusqu’à des limites inimaginables, mais jamais nous n’avons été aussi près de la ruiner à jamais. Jamais la paix et la justice pour toute l’humanité n’ont été aussi proches, mais jamais nous n’avons été aussi armés les uns contre les autres, et jamais, depuis la Seconde Guerre mondiale, autant de pays, jusqu’à 92, n’ont été impliqués dans 56 conflits armés. Jamais autant qu’aujourd’hui nous n’avons pu être des sœurs et des frères pour tous dans une communauté planétaire de peuples confédérés, mais jamais nous n’avons été autant engagés dans une folle compétition planétaire de tous contre tous et contre nous-mêmes. Jamais nous n’avons bénéficié d’autant de ressources pour satisfaire nos besoins, mais jamais nous n’avons généré autant de besoins frivoles et insatiables, au détriment d’abord des plus démunis et au détriment, finalement, du bien-être universel. Jamais il n’y a eu autant d’opportunités et autant de menaces sérieuses, du changement climatique à l’intelligence artificielle générative.
Tel est le panorama de notre monde, de cette humanité qui est la nôtre, merveilleuse et contradictoire, inachevée comme toutes les espèces vivantes. Nous sommes une espèce dotée de capacités étonnantes, mais encore incapables de vouloir les gérer avec sagesse, incapables de la vraie liberté, c’est-à-dire de vouloir le bien des autres autant que le nôtre et d’être heureux en le faisant. Nous ne serons pas libres tant que nous n’y serons pas parvenus, et je me demande si nous avons fait des progrès et si nous allons en faire.
C’est le défi auquel l’Homo sapiens est confronté comme jamais auparavant depuis qu’il est apparu sur Terre il y a 300 000 ans. Dans cette crise radicale, à ce carrefour historique, nous devons choisir entre la vie commune et l’effondrement commun. Pouvons-nous collectivement survivre à cette profonde suffocation de la vie commune qui nous menace ? Pouvons-nous provoquer la « révolution culturelle courageuse » que le pape François a appelée de ses vœux ?
Je ne nie pas mon inquiétude, mes doutes quant à notre capacité à y parvenir. Mais je n’hésite pas à dire : « Oui, nous le pouvons ». Mais il faudra le vouloir vraiment et y investir nos immenses capacités et les énormes ressources économiques que nous consacrons à la conquête de l’espace et à la guerre contre nous-mêmes. Je n’hésite pas non plus à le dire : une révolution culturelle ne sera possible que si nous entreprenons une profonde transformation spirituelle, un chemin de spiritualité personnelle et institutionnelle, individuelle et planétaire, « politique » au sens plein du terme. Il en va de notre survie personnelle et universelle. Que nous puissions tous, tous, respirer profondément dans tous les sens : telle est la question. Le présent et l’avenir de cette humanité, de sa civilisation, dépendent de cette spiritualité.
Par spiritualité, je n’entends pas les croyances, les dogmes, les rituels et les institutions religieuses qui, aujourd’hui, sont dénués de sens pour une majorité vaste et croissante. Je ne parle pas non plus de pratiques dites « spirituelles » par opposition à d’autres pratiques (mentales ou physiques, académiques, professionnelles ou politiques). Je ne parle pas non plus d’une soi-disant « dimension intérieure » de la personne par opposition à la soi-disant « dimension extérieure ». Ce type d’oppositions a également perdu son sens. La spiritualité signifie plutôt élargir la conscience et vivre le grand souffle universel, personnel et
institutionnel. Rappelons la racine indo-européenne du terme spiritualité : -sp, une racine partagée par d’autres termes tels que :esprit, espoir, espace… Nous devons vivre, comprendre et exprimer la spiritualité dans un paradigme qui correspond à l’ampleur suggérée par le terme lui-même, dans un paradigme intégral, cohérent avec la vision du monde généralisée de notre culture. Nous avons besoin d’une spiritualité intégrale qui puisse offrir l’inspiration et l’encouragement dont le monde a besoin à la croisée des chemins. Que signifie donc « spiritualité intégrale » ?
2) Qu’entend-on par spiritualité intégrale ?
Ken Wilber est la personne qui a fait le plus grand effort à notre époque pour offrir un modèle holistique, un « paradigme holographique »1 , une exploration de l’expérience humaine profonde « à la frontière de toutes les connaissances », en tenant compte des « trois yeux de la connaissance », une « vision intégrale » qui englobe les domaines de la science, de la psychologie, de la philosophie et des différentes traditions de sagesse, spirituelles et/ou religieuses. (1) Il propose ainsi un cadre théorico-pratique qui appréhende l’expérience spirituelle à partir d’une approche ou d’une vision intégrale.
L’auteur développe un modèle complexe qu’il appelle « les quatre quadrants » et qui sous-tend l’ensemble de ses réflexions et écrits sur la spiritualité. Il distingue, sans les séparer, quatre sphères ou quadrants qui constituent la spiritualité :
- quadrant supérieur gauche correspond à l’INTÉRIEUR INDIVIDUEL (mon monde subjectif : idées, émotions, affections et désaffections, désirs et rejets, croyances…) ;
- le quadrant inférieur gauche représente le NOUS COLLECTIF (le monde intersubjectif et culturel : appartenance sociale, identité de groupe, symboles et valeurs partagés…) ;
- le quadrant supérieur droit représente l’IT INDIVIDUEL EXTERNE (l’organisme individuel objectif, physique et biologique : atomes, molécules, cellules, circuits neuronaux, ADN…) ;
- le quadrant inférieur droit contient la CHOSE COLLECTIVE EXTERNE (l’environnement physique et institutionnel, inter-objectif : terre, cosmos, lois, institutions, organisations politiques, économiques…). Aucune de ces quatre sphères ou dimensions n’est séparée des autres, mais elle est liée de manière constitutive à toutes les autres. Chaque partie est liée à tout, chaque phénomène à chaque phénomène, chaque expérience à chaque expérience.
Parmi toutes les sciences et connaissances actuelles, il existe un large consensus sur ce paradigme ou cadre général de compréhension de la réalité dans son ensemble. Non seulement la physique et la biologie, mais aussi la psychologie et la sociologie, l’anthropologie et la philosophie proposent une vision du monde, un paradigme holistique, intégral, interdimensionnel et interdisciplinaire. Aucune perspective de la réalité n’est séparable d’autres perspectives. Aucune connaissance n’est séparable de toutes les autres connaissances. Et dire, comprendre et vivre sont également inséparables.
Or, ce même paradigme holistique et intégral nous est imposé lorsqu’il s’agit de dire, de comprendre et de vivre la spiritualité. La spiritualité n’est pas une expérience ou une dimension vitale séparée ou détachable des multiples dimensions interdépendantes qui nous configurent en tant qu’organismes en général, et en tant qu’organismes vivants, sensibles et conscients en particulier. La spiritualité est le regard profond auquel tous les regards nous ouvrent dans leur interrelation. C’est l’expérience profonde, intégrale et vitale qui émerge de toutes les expériences. Par conséquent, nous ne pouvons pas parler de spiritualité, ni la comprendre, ni la vivre selon l’ancien paradigme métaphysique, dualiste et compartimenté, si nous voulons que la spiritualité soit une source d’inspiration pour nous-mêmes et pour les hommes et les femmes d’aujourd’hui, du moins dans cette culture que nous appelons occidentale. Et j’ose dire que ce paradigme holistique, notamment marqué par le développement et la diffusion de connaissances scientifiques interdisciplinaires, finira par s’imposer à l’échelle planétaire au fur et à mesure que l’accès à l’université deviendra universel. Cela ne signifie pas que la science empirique, positive, fondée sur la mesure et le calcul mathématique, épuise la connaissance de la réalité dans son profond mystère. Ce n’est certainement pas le cas. Mais il semble indéniable que la spiritualité est de plus en plus incompatible avec la croyance en des entités métaphysiques (esprits, dieux…), en des révélations divines et en des dogmes infaillibles, typiques d’un paradigme mythique prémoderne. (2) La « spiritualité intégrale » présuppose – et Ken Wilber insiste également sur ce point – qu’elle soit comprise de manière cohérente avec la vision scientifique interdisciplinaire du monde.
Dans le même ordre d’idées, je ne peux manquer de mentionner Raimon Panikkar, de mère catalane et de père hindou, prêtre en marge du système catholique, scientifique, philosophe, théologien, maître spirituel, promoteur du dialogue interculturel et interreligieux, mystique des frontières, transfrontalier, qui a résumé son parcours spirituel dans cette belle et mémorable confession : « J’ai quitté [l’Espagne pour l’Inde] en tant que chrétien, je me suis découvert hindou et je suis revenu bouddhiste, sans avoir cessé d’être chrétien ». Il reconnaissait que quatre grands fleuves convergeaient en lui : le chrétien, l’hindou, le bouddhiste et le séculier.
Dans l’introduction au deuxième volume de ses Collected Works, il écrit : « Quelle est la spiritualité propre à notre temps ? Essayer de définir ce que doit être la spiritualité de notre temps est déjà un paradoxe : la solution n’est pas dans la réponse, mais déjà dans la question, c’est-à-dire dans la formulation même de la question et dans le fait que nous ressentons le besoin de cette spiritualité, même si nous ne pouvons pas donner la réponse. Cependant, je voudrais donner une esquisse de réponse en disant que la spiritualité doit être intégrale : cela signifie qu’elle doit impliquer l’être humain dans son ensemble. Il faut donc se demander ce qu’est l’être humain […]. (3) L’être humain est cette réalité exprimée par les quatre mots grecs soma – psyché – polis – kosmos » . C’est-à-dire : corps, psyché, société, monde ou cosmos.
J’ajouterais que l’être humain n’est pas seulement corps, psychisme, société et nature ou cosmos. Il en va de même pour tout être vivant, du moins pour tout animal vivant. Un chien, un oiseau et même, dans une certaine mesure, un ver ou une éponge de mer sont également un corps physique, une relation sociale, une psyché individuelle et un cosmos. Nous sommes tous d’anciennes poussières d’étoiles et nous venons tous de la même première bactérie. Nous sommes tous frères et sœurs. Quant à la frontière entre les êtres vivants et les êtres que nous appelons inertes, est-elle aussi claire et nette que nous le pensons habituellement ? En tout cas, tout organisme vivant vit des particules, des atomes et des molécules qui le nourrissent, et son autonomie dépend de l’environnement physique et biologique qui l’entoure, et de l’énergie du soleil qui le maintien en vie et qui gravite dans la Voie lactée, laquelle, avec toutes les galaxies, gravite dans un univers qui n’a ni début ni fin définissable et qui est en création permanente, peut-être en création éternelle.
3. La spiritualité est le fruit et l’agent de la transformation intégrale.
Mais en même temps, chaque organisme, aussi petit soit-il, agit à son tour sur ce qui le fait exister. La forêt pousse grâce à la pluie, mais elle contribue à son tour aux conditions qui font tomber la pluie. Une dose de sérotonine peut améliorer mon humeur ou mes relations avec les gens, mais mes conditions physiques et sociales peuvent aussi parfois avoir le même effet sans passer par la pharmacie. Mes idées et mes émotions dépendent aussi de mon système digestif, de la société à laquelle j’appartiens, de la terre où je vis, du système politique et économique qui me gouverne. Mais la politique, l’économie, la nature, la culture, le bien-être social et ma santé corporelle dépendent aussi de mes pensées et de mes décisions personnelles. Tout interagit avec tout, tout est lié à tout, tout dépend de tout dans une certaine mesure. La dépendance est l’interdépendance.
Il en va de même pour la spiritualité. Elle est liée à toutes les dimensions de la réalité. La spiritualité n’est pas une expérience particulière parmi d’autres, comme l’expérience de marcher, de manger ou de discuter avec un ami. La spiritualité est la profondeur de toutes les expériences, la plénitude vitale qui résulte de la relation harmonieuse entre toutes les dimensions qui nous constituent : le monde intérieur individuel avec sa conscience, ses pensées et ses émotions ; le corps physique avec ses gènes, ses organes et tous ses besoins et fonctions vitaux ; le cadre social, politique, économique et culturel qui nous façonne entièrement ; et aussi l’air, l’eau, les forêts, le soleil et toutes les innombrables galaxies. De chacune de ces dimensions et de leurs relations mutuelles émerge la spiritualité, l’esprit vital profond et créatif.
Mais il faut aller plus loin : la spiritualité n’est pas seulement le fruit, le résultat, de l’ensemble des conditions qui la rendent possible, mais elle est aussi, en même temps, l’agent transformateur de la transformation intégrale de la réalité. Ainsi, d’une part, la spiritualité est la sagesse vitale profonde qui émerge de la conjonction harmonieuse de toutes les dimensions – intérieure et extérieure, biologique et culturelle, mentale et culturelle – mais, d’autre part, cette sagesse vitale profonde agit sur les différentes conditions et peut les régénérer, les libérer et les rendre autonomes. La spiritualité est la reconnaissance de l’être source, du battement de cœur profond, de l’aspiration ultime qui anime toute chose, de la créativité universelle, audelà de l’apparence et des préjugés, des peurs et des intérêts qui nous enferment, mais cette reconnaissance révérencieuse de la réalité dans ses profondeurs devient à son tour créatrice, recréatrice. Lorsque notre regard se laisse éclairer par la lumière et le bien qui se manifestent en toute chose, alors notre regard recrée à son tour ce qu’il voit. Lorsque nous prenons
profondément conscience que nous sommes en relation avec tout et que nous ne serons pleinement qu’en pleine communion avec tout, alors notre prise de conscience engendre la communion.
Et nous pouvons continuer. La spiritualité est la fidélité au réel, à tout ce qui est réel dans toutes ses dimensions, et la fidélité personnelle et collective à la réalité la transforme dans toutes ses dimensions. La spiritualité est une confiance profonde dans la potentialité inépuisable de nous-mêmes et de tous les êtres dans leur relation mutuelle, et cette confiance universelle approfondit et multiplie les relations créatives. La foi ou la confiance que nous recevons et que nous rendons guérit les blessures et rétablit la communion des êtres par laquelle nous existons. La spiritualité est l’ouverture au souffle de vie qui habite tous les êtres, et l’ouverture au souffle de vie transforme et recrée la vie dans toutes ses dimensions. C’est ainsi que grandit, ou peut grandir, la bonté heureuse ou la félicité bienveillante, la fraternité-sororité universelle.
4. Transformer la politique pour la transformation spirituelle du monde
Dans les deux points précédents, j’ai voulu préciser que la spiritualité est à la fois un fruit émergent et un agent de transformation de toutes les dimensions interdépendantes qui constituent le monde, la réalité et la vie. L’exercice personnel du silence intérieur et l’action politique personnelle et institutionnelle sont inséparables. Le développement de ce que nous appelons la dimension la plus personnelle et la plus intérieure ne peut être séparé de ce que nous appelons l’extériorité ou l’action politique. En même temps, la révolution politique nécessaire dans le monde ne se fera qu’à travers des hommes et des femmes profondément motivés et animés par l’esprit universel, avec ou sans religion. Mais permettez-moi d’insister ici sur la perspective corrélative, c’est-à-dire sur la nécessité de l’action politique pour la transformation spirituelle du monde. La spiritualité personnelle et politique n’émergera pas sans l’action transformatrice d’une politique transformée.
C’est pourquoi nous devons nous demander : comment apprendrons-nous et vivrons-nous la sagesse vitale profonde, qui est la raison d’être de la spiritualité, si l’ensemble du cadre politique – partis, gouvernements, administration, économie, codes, système judiciaire… – n’est pas imprégné de l’esprit de vérité, de tolérance, de bienveillance, de compassion universelle ? Comment arriverons-nous à traiter les autres comme nous, dans leur situation, voudrions ou devrions être traités, si le système éducatif ne respire pas et ne transmet pas la sensibilité, l’attention profonde, le respect, l’amour pour toutes les personnes et tous les êtres ? Comment nous libérerons-nous de la haine et du désir de vengeance, si nous n’éradiquons pas complètement du discours politique le vieux principe selon lequel « celui qui fait le mal paie », si nous ne parvenons pas à comprendre que nous ne faisons pas le mal par libre arbitre mais par erreur et manque de liberté, si nous ne surmontons pas les vieilles notions de culpabilité et de punition qui sont encore si profondément enracinées, si nous ne passons pas de la logique de la responsabilité pénale à la logique de la responsabilité personnelle et sociale pour tout mal infligé par nous ou par d’autres, et si nous ne passons pas de la logique de la punition à la logique de la réhumanisation et de la resocialisation, si nous ne transformons pas l’ensemble de la politique pénitentiaire ? Comment apprendrons-nous à aimer le bien d’autrui comme le nôtre, voire à faire passer l’intérêt commun avant notre propre intérêt, si l’économie n’est pas conçue comme la juste manière de distribuer les biens et si nous ne la transformons pas entièrement à partir de la conviction et de l’expérience profonde que nous sommes nés de la même terre, et que tous ses biens nous appartiennent à tous ? Comment nous sentirons-nous fils et filles de la même Terre, frères et sœurs de tous les êtres humains, si nous ne réapprenons pas l’histoire depuis le début et si nous n’effaçons pas toutes les frontières étatiques avec toutes leurs coutumes ? Comment guérirons-nous nos esprits et nos corps, si nous ne réinventons pas la politique de recherche scientifique et technologique au niveau mondial, sans rien exclure – ni les biotechnologies ni la neurochirurgie – mais avec une priorité absolue : le bien-être intégral de la personne et de la planète ? En bref : comment pourrons-nous respirer sans une nouvelle politique intégrale qui nous donne un véritable répit individuel, collectif et planétaire ?
Une politique radicalement transformée serait donc un facteur décisif de la transformation spirituelle des personnes, de la communauté humaine, de la communauté des vivants. Si l’ensemble du cadre institutionnel politique, au niveau local et mondial, était inspiré et animé par l’esprit de paix et de justice universelle, alors le monde se transformerait en une maison commune, une communauté fraternelle et morale. Notre psychisme personnel et social serait
beaucoup plus équilibré, et notre corps physique et social beaucoup plus sain, harmonieux et spirituel. L’Esprit créateur de vie animerait les individus et les peuples. La spiritualité intégrale s’épanouirait alors. Mais quand cela se produira-t-il ? Ce monde transformé ne sera-t-il qu’un rêve irréalisé ou une utopie future absente ?
5. Une spiritualité de l’espoir, mais quel espoir ?
Le paradis sur terre n’a jamais existé dans le passé, il n’existe pas encore dans le présent et existera-t-il un jour dans l’avenir ? Je ne le sais pas et c’est difficile à dire. Mais personne, s’il est sincère, ne peut s’empêcher de le dire. Nous devrions tous souhaiter que le paradis sur cette terre se réalise un jour, mais personne ne peut savoir s’il se réalisera, et les raisons de douter qu’il se réalise un jour ne manquent souvent pas. Faut-il pour autant renoncer à l’espoir ?
Non, l’espoir est inhérent à la spiritualité, comme le souffle à la vie. Mais l’espérance ne consiste pas tant à espérer que quelque chose se produise. L’espérance, c’est avant tout être animé par l’élan vital de l’esprit, l’esprit universel qui anime le cœur de l’univers et de chaque être. L’espérance ne nous sauve pas de la lassitude, du découragement et du doute. L’espérance nous sauve de l’abandon dans le découragement et l’inaction, et elle nous sauve de l’activisme volontariste. L’espérance suscite l’engagement inspiré, l’action encouragée, que nos attentes soient satisfaites ou non. L’espérance nous libère de l’attachement à la réussite
de nos projets, à l’accomplissement de nos objectifs. L’espérance est la confiance profonde dans la potentialité infinie de la réalité infinie. Cette espérance anime la spiritualité, régénère intégralement la vie à sa source la plus profonde.
La spiritualité intégrale pleine d’espérance aspire à l’utopie, à la réalisation sur terre de la pleine fraternité-sororité de tous les êtres vivants. Et ce sera une espérance inquiète tant que toutes les créatures « ne seront pas délivrées de la servitude » (Rm 8,21), tant que la création continuera à « gémir dans le travail » (Rm 8,22), tant que « toutes les larmes ne seront pas essuyées », tant qu’il y aura « la mort, le deuil, les pleurs et la douleur » (Ap 21,3). Cependant, même si « le temps de la consolation universelle », « le rétablissement de toutes choses » (Ac 3,20-21) n’est pas venu, même si l’utopie future ne se réalise pas dans le présent, l’esprit de la Genèse continue à « planer sur les eaux » (Gn 1,2), comme avant le premier jour de la création.
L’esprit d’espérance suscite l’engagement inspiré, l’action créatrice, et fait de chaque jour le premier jour de la création. Chaque personne et chaque communauté animée par l’esprit peut dire en toute vérité : « Voici que je fais toutes choses nouvelles » (Ap 21, 5). L’espérance ou l’élan de l’esprit anticipe l’avenir. Et l’utopie de la plénitude est présente à chaque instant, même si l’oppression et la souffrance perdurent dans le temps. Telle est la dimension mystique de la
spiritualité. C’est la dimension mystique de la spiritualité à laquelle je vais maintenant me référer et avec laquelle je vais terminer.
6. Une spiritualité mystique de la plénitude présente
Nous ne possédons pas le paradis sur terre, ni la certitude de l’atteindre. Pourtant, l’impulsion du souffle créateur est en tout : dans chaque particule, dans chaque onde, dans chaque quantum d’énergie, au cœur de chaque atome et de chaque organisme, au cœur des planètes et des étoiles, des galaxies et des trous noirs, au cœur de la matière et de l’énergie noire. Tout est et est présent dans tout. Et celui qui regarde, sent et vit la profondeur de la réalité, regarde, sent et vit la plénitude présente en tout. Et ici et maintenant, même au milieu de l’inachevé, de l’impuissance et du découragement, il peut respirer la paix créatrice, l’esprit éternel et universel, le souffle de vie ou Dieu.
Je n’avais pas encore prononcé le mot Dieu tout au long de cette réflexion, et il n’était pas nécessaire que je le prononce maintenant, à la fin. Le nom n’a pas d’importance. Après tout, avec ou sans nom, Dieu est une façon de dire le Mystère indicible du monde, l’être source de toute réalité, la communion créatrice de tous les êtres, le battement de cœur profond de l’univers ou du multivers. C’est une façon de dire le tout, la plénitude à laquelle aspire, silencieusement et vigoureusement, tout ce qui est. C’est aussi une façon de dire le Néant ou le vide sans forme qui habite toute forme. Et une manière de dire l’infinie possibilité qui anime tout, l’éternelle créativité dont tous les êtres sont à la fois les créatures et les créateurs. Dieu est le futur, peut-on dire, ce futur plein que nous désirons et que nous pouvons créer sur cette terre, dans cet univers. Dieu est le monde futur de ce monde, la Terre transformée à laquelle nous aspirons. Il est la paix dans la justice et la justice dans la paix, l’amour ou la tendresse ou la conscience infinie dont tous les êtres que nous sommes sont capables, chacun à sa manière
et à sa mesure.
Mais il ne me suffit pas de dire que le mot Dieu est une façon de dire la plénitude future. J’ose affirmer que Dieu est aussi une façon de dire la réalité éternelle et présente au fond de tout ce qui est, au-delà de toutes nos distinctions spatiales entre ici, là, là, au-delà de nos paramètres temporels diviseurs entre passé, présent, futur. Regardons silencieusement le monde dans sa diaphanéité. L’esprit, ou Atman ou Brahman ou Shunyata ou Dao ou Einsof ou Infini ou Dieu est
l’arrière-plan sans forme de tous les êtres, au-delà des représentations et des noms que nous lui donnons. C’est le battement de cœur et le souffle de ce que nous appelons la matière sous toutes ses formes, de l’infiniment petit à l’infiniment grand. Dans la pluie qui tombe doucement, dans la graine qui devient une plante et un épi plein de grains, dans le visage qui pleure et qui rit, Dieu est le réel profond qui respire dans tout ce qui est. Et, même si je sais que je vais trop loin en le disant, j’ose affirmer que, chaque fois que nous respirons, au fond de nous-mêmes, nous inspirons et expirons l’esprit ou le souffle éternel ou Dieu. Nous l’inspirons tout le temps malgré tout, sans en être conscients, et peut-être l’inspirerons-nous surtout lorsque nous expirerons notre dernier souffle, lorsque notre souffle se confondra avec le souffle universel.
Et en respirant, malgré toutes les limites personnelles et politiques, nous pouvons individuellement et collectivement, humblement et fragmentairement, adhérer à l’esprit de persévérance et de paix créatrice. Et nous pouvons continuer à prendre soin de la vie, de la réalité intégrale dans toutes ses dimensions : physique, psychique, sociale, culturelle, politique et économique, écologique planétaire…, dans leur profonde interrelation mutuelle. Et se lever chaque jour de nos pessimismes stériles et se réveiller de nos optimismes illusoires, et se mettre debout, et faire un pas puis un autre, et marcher animé par la flamme créatrice, et allumer de petites flammes créatrices. Accompagner une solitude, écouter un soulagement, accueillir un migrant comme un frère ou une sœur, empêcher une expulsion, décontaminer une rivière, encourager un militant de parti, humaniser une petite entreprise ou une petite partie d’une grande entreprise.
Et même si nous ne parvenons jamais à transformer ce monde en ce paradis auquel nous aspirons, si nous continuons à respirer le souffle créateur universel et éternel, si nous retrouvons chaque jour cette espérance qui ne consiste pas à attendre la réalisation des attentes, mais à nous laisser encourager par l’esprit de consolation et de solidarité, l’esprit de force heureuse et persévérante, alors la plénitude future devient présente. Au-delà de tout paramètre et de toute mesure, l’utopie du Royaume est anticipée dans chaque souffle et chaque battement de cœur, dans chaque geste de compassion. Et nous pourrons dire comme Jésus : « Aujourd’hui, ici, s’accomplit la prophétie de la libération future » (Lc 4,16-21). « Allez dire : les aveugles voient, les boiteux marchent, les sourds entendent, les morts ressuscitent, les pauvres reçoivent la bonne nouvelle » (Lc 7,22-23). Comme Jésus et comme une multitude innombrable de femmes et d’hommes d’esprit de toute religion ou en dehors de toute religion.
Transmis par Sr Ascensión Ruiz
1 Le paradigme holographique. Una exploración en las fronteras, Kairós, Barcelona 1987 ; Psicología integral, Kairós, Barcelona 1994 ; Una teoría de todo. Une vision intégrale de la science, de la politique, de l’entreprise et de l’esprit, Kairós, Barcelone 2001 ; Espiritualidad integral. El nuevo papel de la religión en el mundo actual, Kairós, Barcelona 2007 ; La visión integral. Introducción al revolucionario enfoque sobre la vida, Dios y el Universo, Kairós, Barcelona
2008 ; Los tres ojos del conocimiento. La recherche d’un nouveau paradigme, Kairós, Barcelone 2010 ; Méditation intégrale, Kairós, Barcelone 2016.
2 Cf. par exemple la conférence de 2016 « Approche intégrale de la spiritualité » à l’adresse suivante : https://www.nodualidad.info/charlas/una-espiritualidad-revolucionaria1.html
3 Recueil d’œuvres, Volume I. Mystique et spiritualité. Volume 2 : Spiritualité, le chemin de la vie, Herder Editorial. Barcelone 2015. Le premier volume s’intitule Mística, plenitud de Vida (Herder, Barcelona 2015), dans lequel il définit la mystique comme « expérience pleine » ou « expérience intégrale de la vie ».