Dans le second chapitre qu’il écrit aux Philippiens, Paul dresse le portrait de l’être qui, mettant ses pas dans ceux du Christ, s’engage à vivre l’Évangile, selon l’Esprit du Ressuscité. Il s’agit donc d’un véritable programme de « vie spirituelle ». Le maître mot de ce passage est la recherche de la communion, dans une unité qui n’est pas l’uniformité. En un mot comme en cent, cette communion ne se construit pas sur des idées, mais sur le geste de dépréoccupation de soi qui est celui du Christ, qui s’est « vidé » de lui-même, ce que les théologiens appellent la « kénose ».
S’il est question de consolation ou d’encouragement (paraklèsis, de la même famille que le nom de l’Esprit Saint consolateur, le Paraclet), de communion dans l’Esprit, de charité (agapè), de tendresse, celle qui vient des entrailles, et de joie, il n’est nullement question de dons « spirituels » qui feraient quitter la condition incarnée. Le don unique de l’Esprit est la charité qui unit ceux qui tentent de s’intéresser à ce qui se passe autour d’eux. Matthieu, au chapitre 25 de son évangile, nous en a donné l’exemple le plus parlant : « Ce que vous avez fait à l’un des plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait » (Matthieu 25,40)
Paul a un mot très fort : « le Christ ne retint pas jalousement – littéralement : ‘‘comme une proie à saisir’’ – le rang qui l’égalait à Dieu’ ». Les « progrès » dans la vie spirituelle peuvent facilement devenir « une proie à saisir », pour ceux qui s’y risquent. Le temps et la vie peuvent au contraire nous apprendre que la suite du Christ opère ce que Yves Cattin appelait la « déprivatisation de la vie intérieure du croyant », sa « désintériorisation[1] ».
Autrement dit, il s’agit d’une vie « dans l’Esprit » – et donc spirituelle – bien paradoxale, car elle ne se joue pas dans les hauteurs, mais à raz de terre, là où s’est tenu le Christ qui a « renoncé au rang qui l’égalait à Dieu ». Nous n’en avons jamais fini d’entendre cette affirmation qui fait de la foi chrétienne une réalité étonnante : la vie spirituelle chrétienne n’est pas une échelle qui se monte mais qui se descend. Les plus grands mystiques, les authentiques, comme Thérèse d’Avila, sont des gens pratiques qui ont eu les pieds sur terre. Quand nous nous y risquons, l’attention au réel fait prendre conscience que ceux qui nous entourent – à commencer par ceux qui ne partagent pas nécessairement notre foi – ont beaucoup de talents, de ressources dans l’attention aux autres, la générosité et le désintéressement de soi.
Paul vient persuader les siens que le modèle de l’oubli de soi dont le Christ est la parfaite incarnation n’est pas du tout au-dessus de nos forces. Il suffit de regarder des parents qui s’occupent de leur tout jeune enfant. Leur vie est désormais orientée vers cet être qui est là, vulnérable, et les requiert, et c’est leur joie, même si certains jours c’est une joie fatiguée. Voilà ce qu’est la vie spirituelle : l’oubli de soi pour l’autre qui est là et nous requiert. Le poids de joie profonde et de gloire donné à ces instants où nous avons été authentiquement présents à l’autre n’est que l’infime prémice de cette gloire promise par le Père à ceux qui tentent de vivre de l’Esprit du Christ. Il n’est jamais trop tard pour essayer.
[1] Yves Cattin, « Le poème impossible », Lumière et vie, n° 207, 1992, pp. 5-19.
Sr Anne Lécu
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