Quelle espérance pour notre monde en temps de désolation et d’attente ?
Anne Lécu, religieuse dominicaine et médecin à la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis, nous offre cette méditation sur l’espérance chrétienne, qu’elle a écrit le soir de la Toussaint. Elle la dédie aux lauréats du Prix espérance organisé par La Vie, qui reçoivent leur récompense ce 12 novembre.
Dietrich Bonhoeffer, prisonnier des nazis, écrivit en 1944 à son meilleur ami que l’espérance, c’était faire comme le prophète Jérémie avait fait autrefois : alors qu’il était prisonnier, exilé et probablement condamné à ne pas revoir sa terre, il avait acheté un champ en terre promise afin que d’autres, plus tard, puissent y habiter. « Ainsi parle le Seigneur de l’Univers, le Dieu d’Israël : prends ces documents, cet acte d’acquisition, la partie scellée et la partie ouverte, et dépose-les dans un vase en terre cuite, pour qu’ils se conservent longtemps ; car ainsi parle le Seigneur de l’Univers, le Dieu d’Israël : dans ce pays, on achètera encore des maisons, des champs et des vignes » (Jérémie 32, 14-15).
Le théologien et résistant au nazisme devine qu’il ne s’en sortira pas vivant. Mais les écrits qu’il nous laisse sont la trace de son espérance, comme des graines, de la nourriture pour les jours de fatigue, une manière de continuer de croire dans la nuit. L’espérance chrétienne n’est pas de l’espoir que cela ira mieux demain. Elle n’attend pas un progrès, ou des lendemains qui chantent. Elle se tient au cœur du pire, devant un tombeau dans lequel est enfermé le Fils de l’homme, mort. Elle veille, pourtant, sans savoir qui, ni quoi.
L’espérance chrétienne est une décision, un acte. Elle n’est pas un sentiment. L’espérance chrétienne est celle de ces femmes de l’Évangile qui, de grand matin, sont allées au tombeau pour embaumer celui qu’elles ont aimé et qui a été assassiné. Pourtant elles se sont levées, elles sont sorties de chez elles, elles ont pris du parfum, et elles sont là. Aussi je voudrais donner quelques caractéristiques de cette espérance. Elle est une décision, un acte.
Elle n’est pas un sentiment. Elle a la force de cette parole de Thérèse de Lisieux qui dans la nuit la plus noire de la foi (elle craint même de blasphémer, dit-elle) s’écrit : « Je veux croire.» Espérer, c’est « vouloir espérer ». Mais une décision ne peut être prise que par des personnes. Il n’existe pas d’espérance autrement qu’incarnée par des visages, les vôtres. Je dis bien « des » visages, car c’est en associant vos forces et vos talents que vous avez pu construire ces œuvres que nous célébrons avec vous.
Enfin, la décision d’espérer pour être complète doit s’incarner dans des actions, concrètes, modestes, mais réelles, qui ne sont pas hors sol. Aussi, en regardant vos œuvres, il me semble que l’espérance est la vertu des commencements. Vous savez, on dit de saint Antoine au désert qu’il était tenté par le démon et qu’il a passé sa vie à s’enfoncer dans les déserts de plus en plus intérieurs. Son biographe, Athanase, nous aide à comprendre que le démon, c’est ce qui nous empêche de commencer. Antoine lutte contre le risque du désespoir en posant toujours un nouveau pas, plus intérieur, sans savoir où cela le mènera. Vous n’avez pas cédé à la morosité, vous avez testé quelque chose. Vous ouvrez un avenir pour d’autres, y compris dans la nuit, y compris si vous-même ne goûtez pas au résultat de votre œuvre.
Ce soir, alors que s’achève cette belle fête de tous les saints, je repense à une phrase d’un de mes frères dominicains : la sainteté de Dieu, c’est sa générosité. Espérer, c’est peut-être chaque matin donner quelque chose de son temps, son ingéniosité, son amitié. L’espérance chrétienne a sans doute finalement quelque chose à voir avec les béatitudes. Ceux qui ouvrent l’avenir pour d’autres ont parfois les larmes aux yeux, ils ont lutté pour la justice, ils ont œuvré autour d’eux et parfois en eux-mêmes pour que la paix règne en leur compagnie, ils ont le cœur pur, ils sont humbles, ils ignorent peut-être même qu’ils sont une force pour d’autres. Voilà le chemin qui est devant nous : ouvrir l’avenir pour d’autres, modestement, mais résolument, y compris si les fruits seront savourés par d’autres que nous.
Anne Lécu