Chers amis,
En 1894, le capitaine Alfred Dreyfus est condamné, dégradé, déporté sur l’île bien nommée, l’île au diable. En 1896, le coupable d’avoir livré des documents secrets aux Allemands est identifié. Mais l’armée refuse de se déjuger. Après un simulacre de second procès où il est à nouveau condamné, ce n’est qu’en 1906 que Dreyfus sera véritablement réhabilité. C’est dans ce contexte qu’est publié Notre Jeunesse de Charles Péguy en 1910, avec cette parole reprise par le juge Édouard Durand, président de la CIIVISE, lors de notre AG intermédiaire consacrée aux recommandations des groupes post CIASE. « Le plus difficile c’est de voir ce que l’on voit ».
« Violences sexuelles, que font les cultes ? », telle était la lourde interrogation de l’ensemble des familles religieuses, lors d’une journée inédite de rencontre, le 19 septembre dernier à la Maison du protestantisme. Le même Édouard Durand, invité du grand rabbin Haïm Korsia, nous suppliait : « quand vous écoutez une victime, multipliez par 50 ce qu’elle vous dit. » Nous nous aurions tant tendance à minimiser… Voir ce que l’on voit, entendre vraiment ce que l’on écoute…
Hier, 20 novembre était présenté au public le rapport de la CIIVISE.
Permettez-moi de reprendre ces quelques mots de l’introduction :
« Pour être digne de la confiance des victimes qui lui confiaient leur témoignage, la CIIVISE devait avoir en toutes circonstances une parole claire et agir en conformité́ avec cette parole. Une parole claire parce que l’ambiguïté́, l’équivoque, l’incertitude si déstabilisante sont des armes des agresseurs. Agir en conformité ́ avec cette parole parce que la violence sexuelle est un acte de trahison. Il fallait tenir parole, c’est-à-dire être fidèle à la parole donnée ».
La CIIVISE était envoyée dans « le pays des ténèbres », selon le mot terrible de Neige Sinno, dans son récit déchirant, sans pathos et sans plainte, « Triste tigre ». « Le pays des ténèbres », comme la CIASE précédemment. Comme la CRR et l’INIRR aujourd’hui. Comme nombre parmi nous qui faisons route avec des victimes, qui deviennent témoins et acteurs.
Voilà ce qui avant tout nous a transformés. Ce qui nous a déchiré le cœur et l’âme. Ce qui nous a vrillés et délogés à l’intérieur de nous-même, de notre foi, de l’image de nous-même, de notre générosité et de notre engagement à suivre le Christ doux et humble. Ce qui nous a changé du dedans, pour de vrai – je veux le croire – c’est le « présent perpétuel de la souffrance » selon cet autre mot du rapport de la CIIVISE.
Ce qui nous a transformés de l’intérieur, selon ce que demande le théologien américain Ted Dunn que nous avons écouté pour beaucoup d’entre nous et lu pour nous tous, ce qui nous a transformés de l’intérieur et n’a pas fini de le faire, c’est encore ce témoignage qui fait l’avant-propos de ce même rapport. Un témoignage comme ceux que nous avons entendu ici même lors de nos AG, ceux des sœurs et frères d’infortune de cette personne.
Ce que je voudrais dire, c’est que je témoigne pour tous ceux qui en sont morts, qui se sont jetés d’un pont sous un train. Je voudrais témoigner pour tous ceux qui ont choisi de mourir plutôt que de vivre dans le néant. Tous ceux qui en sont devenus fous, malades, réellement fous. Tous ceux qui n’ont pas pu sortir le chaos de leurs entrailles, tous ceux qui ont fini par mourir de leur belle mort, mais en même temps découpés en deux et dévastés. Tous ceux qui ont passé leur vie murés dans le silence. Et, avec tous ceux-là, donc, je témoigne pour tous ceux qui n’ont pas cette voix. Je veux juste dire ce que nous avons vécu, c’est l’horreur, c’est la solitude extrême. C’est un froid, c’est une incompréhension. C’est le fin fond de l’humanité à l’endroit où tout est dévasté. Ça n’a pas de mots, c’est un enfer. Et nous sommes une multitude. Nous sommes terrés dans le silence et la peur, mais nous sommes là et nous sommes aussi un des visages de l’humanité. Et ce que je voudrais dire, c’est que tous ceux-là ils aspirent à la lumière. Et qu’au-delà de mes mots, ma parole, elle est aussi pour eux.
Notre assemblée a pour thème conducteur la transformation.
Avant tout prenons le temps d’admirer la mosaïque qu’a magnifiquement réalisée pour nous Sr Samuelle sur le motif de la transformation. Ou encore, en allant déjeuner au dernier étage de l’accueil Notre Dame, les tableaux de Sr Elia, sœur apostolique de St Jean, victime. Mille mercis à elles deux de leur confiance envers nous en étant là, en exposant leur art, en parlant avec nous.
La transformation, l’une et l’autre en connaissent un rayon si vous me permettez l’expression. Un rayon et toutes les impasses comme les écueils. Aujourd’hui encore.
La première transformation est celle-ci : quitter l’ambiguïté et l’équivoque qui feraient croire, qui nous faisaient croire que toutes ces vies brisées ne l’étaient pas, ou pas tant que cela, ou pas si nombreuses. Quitter l’équivoque qui nous faisait penser d’abord à la miséricorde envers l’agresseur et non à la justice et la vérité envers les victimes. Quitter l’équivoque qui nous entretenait dans l’illusion que nos communautés étaient sûres quand des sœurs et des frères étaient eux-mêmes victimes. L’équivoque qui aujourd’hui encore nous fait parfois dire que « c’est terrible et grave, mais pas vraiment. » Et Je voudrais tant parler au passé simple. Mais nous savons que c’est faux.
J’ai en tête ces deux paroles de victimes, tirées du très fort documentaire de Bernadette Sauvaget, Le Prix d’une vie qui sera diffusée le 30 novembre sur France 3. Une victime du petit séminaire de Chavagnes-enPaillers répond ceci en écoutant le montant de la réparation : « eux ils vont tourner la page ». Et Jean Pierre Fourny, « ancienne victime » comme il se nomme lui-même, d’un frère de St Gabriel à Issé, en Loire Atlantique qui déclare « il faut que cette histoire serve, je voudrais que mes enfants le donnent (en parlant du protocole final) à mes petits-enfants et eux-mêmes à leurs enfants. »
À nous de choisir si nous tournons la page ou si cette mémoire dangereuse autant que douloureuse nous apprend, à nous et à celles et ceux qui nous suivront, à quitter tout secret de famille. Si « elle nous sert ».
Regarder la réalité en face c’est peut-être cela le principe moteur de la transformation. Non pour se lamenter ou se faire peur devant les démographies de nombre d’entre nous par exemple, ou les difficultés de formation, de gouvernance ou de relations nord-sud. Regarder la réalité en face, autant qu’il est possible c’est avant tout le faire avec d’autres. C’est une transformation essentielle et là encore la CIASE, aujourd’hui la Commission Reconnaissance et Réparation présidée par Antoine Garapon, mais aussi tous nos groupes de travail, auront été et sont d’une aide essentielle. Ils nous ont appris, si c’était encore nécessaire, que l’on approche du réel qu’à plusieurs car chacun à ses angles morts, au-delà de la nécessité d’autres compétences.
C’est encore ce que nous vivrons en pensant avec d’autres notre thématique de la transformation de la vie religieuse. Avec les intervenants qui nous ont fait l’honneur et l’amitié de nous rejoindre.
Nous le vivrons aussi en travaillant les recommandations issues des groupes de travail conjoints de la CEF et de la CORREF. Ou en reprenant la préconisation 92 que nous avons votée en avril et qui aujourd’hui se décline dans une charte des droits, compilation des droits déjà existants et que nos experts ont réunie et organisée. Charte des droits et non des droits et devoirs car il s’agit d’une alliance et non d’un contrat. D’un don et d’un engagement, et non d’une négociation. Un don, une alliance qui nous oblige et nous rend responsables, redevables. Affaire de clarté encore, pour éviter l’équivoque, l’ambiguïté, le double langage. Pour voir ce qui doit être vu et entendre en vérité.
Oui, durant toute cette belle semaine nous nous interrogerons sur la façon dont nous sommes en « chemin de transformation ». Celui du cœur, de l’intelligence, de l’âme. Celui de nos façons de vivre l’autorité, les vœux. Celui de nous ancrer toujours davantage dans notre tradition ouverte, large car elle est fruit du seul Évangile du Christ, de l’unique mission du Christ. Depuis que notre père Abraham est parti d’Ur en Chaldée, nous sommes en voyage pour devenir ce que nous sommes en Dieu. Ce voyage requiert toujours que nous connaissions qui nous sommes, que nous soyons enracinés en notre tradition, et en même temps que nous sachions que justement nous ne savons pas. « Bien-aimés, dès maintenant, nous sommes enfants de Dieu, mais ce que nous serons n’a pas encore été ́ manifesté. Nous le savons : quand cela sera manifesté, nous lui serons semblables car nous le verrons tel qu’il est. » (1 Jn 3, 2)
Là encore nous avons appris de ces années sombres, « du pays des ténèbres » que tout huis-clos est un danger et nous savons que le rapport à l’identité peut être un huis-clos.
Permettez-moi de citer le frère Timothy Radcliffe lors de la retraite qu’il donnait dans les premiers jours du synode à Rome. Il citait lui-même un de ses successeurs, le frère Carlos Aspiroz da Costa, désormais archevêque en Argentine. Le frère Carlos écrivait ceci à la famille dominicaine, « C’est à l’extérieur du camp, parmi tous ces “autres” relégués à l’extérieur du camp, que nous rencontrons Dieu. L’itinérance exige de sortir de l’institution, des perceptions et des croyances culturellement conditionnées, parce que c’est “hors du camp” que nous rencontrons un Dieu qui ne peut être contrôlé́. C’est en sortant du camp que nous rencontrons l’Autre qui est différent et que nous découvrons qui nous sommes et ce que nous devons faire. » C’est en sortant du camp, continue le frère Timothy, que nous atteignons une maison dans laquelle « il n’y a plus ni juif ni grec, il n’y a plus ni esclave ni homme libre, il n’y a plus l’homme et la femme, car tous, vous ne faites plus qu’un dans le Christ Jésus » (Ga 3, 28).
Nous transformer est une exigence évangélique – une intensification, une conversion, une metanoïa, un aggiornamento, un retour au cœur, un aggiornamento, un retour à la source, « Revenez à moi de tout votre cœur. » (Joël 2, 12)
Comment ne pas se souvenir de la parole de Jésus à Pierre « Quand tu seras revenu, vas et affermis… » (Lc 22, 32) Revenu du reniement, de la violence, du mensonge, du faux-semblant. Démêler ce qui est mêlé, quitter la confusion.
Alors oui avec bien d’autres qui – sans concession – veulent bâtir du bien avec nous, oser avancer sur ce chemin d’espérance. Celle dont nous savons qu’elle coûte car elle fait face à la réalité.
« Me voici en train de faire du neuf », dit Dieu (Is 43, 19) par la parole du prophète au cœur de l’exil et du malheur. Ne faites plus mémoire des événements passés, ne songez plus aux choses d’autrefois. Voici que je fais une chose nouvelle : elle germe déjà, ne la voyez-vous pas ? Oui, je vais faire passer un chemin dans le désert, des fleuves dans les lieux arides. (Is 43, 18-19).
Être sur un chemin de transformation c’est consentir que des choses auxquelles légitimement nous tenons meurent. Là encore laissez-moi relater cette scène que T. Radcliffe racontait aux mères et pères synodaux : « En tant que jeune provincial, j’ai visité́ un monastère dominicain qui était proche de la fermeture. Il ne restait plus que quatre vieilles moniales. J’étais accompagné́ du précédent provincial, Pierre. Lorsque nous avons dit aux moniales que l’avenir du monastère semblait très incertain, l’une d’entre elles a dit : « Mais Timothy, notre cher Seigneur ne laisserait pas mourir notre monastère, n’est-ce pas ? Pierre a immédiatement répondu : « Ma sœur, il a laissé ́ mourir son fils ». Nous pouvons donc laisser mourir les choses, non pas dans le désespoir, mais dans l’espérance, afin de laisser la place à la nouveauté́. »
Aujourd’hui, en ce monde ensanglanté, Rachel refuse d’être consolée.
« Ainsi parle le Seigneur : Écoutez ! à Rama on entend des plaintes, des pleurs amers : c’est Rachel qui pleure à cause de ses fils ; elle refuse d’être consolée, parce qu’ils ne sont plus » (Jr 31,15) Comme Jacob pleurant à son tour son fils Joseph. Alors « tous ses fils et toutes ses filles entreprirent de consoler Jacob, mais il refusa de se consoler » (Gn 37,35).
Aujourd’hui comme hier, à Bethléem, où les enfants meurent, et partout où des enfants meurent, on entend la voix depuis Rama de « Rachel qui pleure ses enfants et ne veut pas qu’on la console » (Mt 2,18) On ne peut trouver des paroles de soulagement sur la mort des fils et des filles. Le Rabbi Shimon ben Yohai, au 2e siècle, pour qui la foi de Rachel est si importante dans l’histoire biblique dit : « Tout dépendait de Rachel ».
Alors soyons de celles-ci et de ceux-là, de chair et de sang, qui ne renoncent pas, ne cherchent pas de vaines et illusoires consolations. Souvenons-nous d’Agar (Gn 21, 16) pleurant sur la promesse rendue impossible. C’est aujourd’hui sur les terres défigurées de Judée, de Palestine, d’Ukraine et de bien ailleurs en ce monde. Puissions-nous pour nos sœurs et nos frères de nos communautés, nos sœurs et frères de ce monde en chaos, être comme cet ange qui dévoile un puits pour désaltérer la mère et le fils. Nous ne sommes pas le puits. Mais quelqu’un doit l’indiquer et en montrer le chemin, sans mirage.
Puisse modestement la vie religieuse en France et là où sont nos Instituts, Ordres et congrégations, être de ces envoyés.
Avec son autorisation, je conclus avec une parole reçue hier d’une prieure bénédictine. Elle me partageait sa lectio.
En pleine crise des abus, j’ai été interpellée par le verset de Jérémie 17,9 « Le cœur de l’homme est compliqué et malade… » En allant voir dans l’hébreu, la traduction la plus littérale serait « le cœur de l’homme ne cesse de vouloir talonner et est incurable ».
Si on cherche le mot « talon » dans la concordance, la collection n’est pas très flatteuse… Gn,14-15 L’homme t’écrasera la tête et tu l’atteindras au talon ; Jacob a attrapé le talon de son frère Ésaü (Gn 25, 26), dès le sein de sa mère pour le supplanter, le talonner… et Jésus lui-même dit « Celui qui mange mon pain a levé contre moi le talon. » Jn 13,18.
L’histoire de l’humanité semble faite de lamentables talonnages, qui se répètent en se déclinant de mille et une manière, au fil des générations… ce n’est pas seulement « la Loi du talion », œil pour œil, dent pour dent… mais la « loi du talon » qui cherche à se faire une place à coups de talons… Et cela semble « incurable »…
Le Christ lui-même est mort des conséquences du talonnage… mais le lavement des pieds n’est-il pas cette inversion de la logique du talonnage ? Le Christ lave les pieds de ses disciples, en y déposant le son amour inconditionnel, tenant le talon de sa main… »
Notre Assemblée sera juste, si nul ne cherche à talonner l’autre, mais qu’ensemble nous cherchons le juste et le vrai qui se tiennent dans l’espace entre nous lorsque nous sommes en conversation et cherchons ensemble. « Le mystère de Dieu se révèle toujours dans des espaces vides, depuis cet espace vide laissé entre les ailes des chérubins sur l’arche de l’alliance jusqu’au tombeau vide »[1].
Très belle assemblée à nous toutes et tous.
sr Véronique Margron op. présidente
[1] Timothy Radcliffe, Prédications pour la retraite pré-synodale, 1-3 octobre 2023.
Lien vers la CORREF ici.
Lien vers la CORREF – discours d’ouverture de l’A.G. – 21 novembre 2023 ici.