Ouvrir, rouvrir l’existence, l’avenir

La guérison miraculeuse du sourd-muet de la Décapole est une image parfaite de la rencontre avec Jésus. Mais sommes-nous suffisamment à l’écoute ?

Un sourd.
Il y a sourds et sourds. Les sourds d’oreilles avec le cortège de souffrance que cela impose d’être coupé des bruits du monde et surtout de ses conversations. Nous le vivons bien souvent avec des proches qui doucement se retirent alors des repas et autres échanges car à « quoi bon » ; d’autant qu’ils voient bien que nous paraissons fatigués de répéter. Parfois nous crions plus fort, ce qui ne sert à rien sinon à écarter l’autre plus encore. C’est de s’approcher qui conviendrait. S’approcher de l’oreille, du souffle, du regard. S’approcher, non pour parler mais écouter.
Il y a aussi la surdité de cœur, handicap plus grave. Et nous touche tous d’une façon ou d’une autre. Ne pas vouloir entendre la détresse, l’appel, la supplication. Ne pas entendre davantage le désir de partager une joie, une espérance, une autre pensée. Le cœur assourdi, émoussé.

Voilà donc Jésus, dans un territoire païen, la Décapole, après avoir quitté celui de Tyr. Il est en voyage, comme toujours presque, un voyage au tracé peu cohérent avec sa destination, la Galilée, puisqu’il se rallonge. Mais sans doute que la vraie destination est la rencontre, justement. Des gens, on ne sait qui, mais des gens lui amènent un sourd qui parce que sourd ne peut parler distinctement et faire entendre sa peur ou son désir.
L’éloigner pour s’en approcher est le premier geste de Jésus. L’écarter de la foule et de son brouhaha. L’écarter aussi du regard des autres, pour une relation singulière, personnelle, discrète. Comme pour chacun de nous : nous distinguer d’une foule, nous considérer dans notre propre existence.
La surdité a cette particularité d’être un handicap partagé. En tout cas celle des oreilles. Car celui qui entend ne peut davantage entrer en relation que celui qui est dans son silence. Il faut franchir la barrière de la langue, trouver un autre langage pour cette conversation. Alors Jésus met ses doigts, utilise sa salive. Les doigts dans les oreilles sont plutôt faits pour justement ne pas entendre ! Mais là ils vont au contraire tirer vers la vie. Puis il prend sa salive ; il refera ce geste avec l’aveugle de Bethsaïda (Marc 8) La salive, c’est aussi un traitement très connu dans l’Antiquité pour combattre la déshydratation à la laquelle on attribuait – dans ces contrées très chaudes- nombre de maux. Mais la salive, dans un magnifique commentaire de Jean Chrysostome (4e s) représente surtout la vraie parole ; ne dit-on pas « user sa salive pour se faire enfin entendre ». La Parole de vie. Il va ainsi pour nous quand notre vie est sèche, notre prière, tout pareil : implorer que la Parole qui désaltère se mêle à peu de salive.
Par ces gestes, Jésus guéri cet homme, le sauve et nous sauve de l’enfermement et de la sécheresse du cœur ou de l’âme.
Reste une parole d’autorité, dans la langue pourtant ordinaire de cet homme, l’araméen : Effata ! ouvre-toi, ouvre-toi entièrement ! Si notre homme est sourd, il n’est pas aveugle ! il voit alors l’attitude de Jésus, ses yeux levés vers son Père, son soupir comme une prière d’un souffrant pour d’autres souffrants.
Ouvre-toi tout entier. Ce ne sont plus les oreilles ni la langue, c’est de sa vie dont il s’agit, de son avenir, de sa dignité d’homme libre, autonome. Non plus « être amené par des gens » mais devenir un sujet de relations, un acteur et un auteur de son existence.

Nous ouvrir nous aussi, nous rouvrir, alors que la souffrance, la trahison, des échecs, des malheurs, ont pu nous fermer. Implorer les doigts, la salive de Jésus, ses paroles. Croire que sa considération peut nous desceller, nous dé-enfermer pour nous ouvrir à nouveau au visage d’autrui et répondre personnellement au silence de l’autre qui convoque. À celui de notre Dieu aussi. Engager notre peau.

Voilà ce que provoque la rencontre guérissante de Jésus, devenir des êtres singuliers, considérés et ouverts.

Véronique Margron op.